Pédagogie Waldorf: écoles Waldorf en Allemagne

En octobre 2016, j’ai visité durant une semaine l’école Waldorf libre de Cologne, qui est située au Nord du quartier populaire de Chorweiler, à Cologne, la quatrième plus grande ville d’Allemagne, entre les cités où vivent principalement des immigrés et la campagne. Depuis 1980, elle accueille près de 460 élèves, âgés de sept à dix-neuf ans, qui viennent principalement des quartiers plus aisés du centre-ville.

L’école fait partie du réseau des écoles Waldorf, qui représente plus de mille écoles dans le monde, réparties dans 65 pays, dont 229 en Allemagne. Ces écoles suivent la « pédagogie Waldorf », développée par le philosophe allemand Rudolf Steiner, à l’origine d’un mouvement appelée l’anthroposophie, qui fonda sa première école en 1919 à Stuttgart avec le soutien financier de l’entrepreneur allemand Emile Molt. J’ai pu enrichir mes découvertes sur la pédagogie Waldorf en allant ensuite fin octobre visiter une autre école Waldorf, de taille équivalente, cette fois à Fribourg-en-Bresgau, dans le Sud de l’Allemagne, dans la forêt noire. Implantée dans le quartier cossu de Wiehre, l’école ne bénéficiait pas des mêmes espaces verts que celle de Cologne mais était propriétaire d’un grand jardin ouvrier à 5 minutes de vélo de là, où les enfants allaient suivre des cours de jardinage et de vie de la terre.

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Les cités de Chorweiler.

Etant donné qu’il n’y avait que peu de différences entre les écoles je parle ici principalement de celle de Cologne mais ces éléments sont valables aussi pour celle de Fribourg.

Les fondements de la pédagogie Waldorf sont assez simples : l’école est le lieu où l’enfant doit pouvoir se découvrir, s’épanouir de manière holistique (c’est-à-dire totale), ce qui selon Steiner ne peut avoir lieu que si l’école offre une diversité d’apprentissages, non seulement dans les domaines académiques (lectures, écriture, mathématiques, etc.), mais aussi dans les domaines artistiques, manuels et sportifs. C’est ce que Steiner appelle l’approche « tête, cœur, main » (« Kopf, Herz, Hand » en allemand). Un développement harmonieux peut avoir lieu si ces trois éléments sont stimulés.

Le but étant, toujours selon la pédagogie Waldorf, que le jeune puisse, une fois adulte, être capable d’agir de manière responsable dans la société (« être libre en étant responsable » : « Freiheit in sozialer Verantwortung »), en développant non seulement des compétences pratiques et académiques mais également son ouverture d’esprit, son esprit critique et le sens du devoir.

Ainsi, à l’école de Cologne, en plus des matières classiques, les plus jeunes enfants apprennent tous à tricoter, coudre, cuisiner, jouer d’un instrument de musique afin de pouvoir faire partie de l’orchestre de la classe et éventuellement de celui de l’école ; les plus grands apprennent la reliure, la céramique, vannerie, la menuiserie, la sculpture et le théâtre. Tous ont également des cours de danse (Eurythmie) et de jardinage. Dans l’école de Fribourg, les plus grands avaient également des cours de métallurgie dans une véritable forge, très impressionnante de par son immense fourneau et son établi de plusieurs mètres carrés.

L’école se caractérise également par les éléments suivants :

Atmosphère propice à l’apprentissage (Absence de notes, de redoublement, de punition)

Tout est fait pour ne pas mettre de pression extrinsèque (c’est-à-dire extérieure) aux élèves. La motivation doit venir d’eux-mêmes (motivation intrasèque). Les performances des élèves ne sont pas sanctionnées de notes et des conseils sont dispensés par les professeurs de manière individualisée. Le fait d’être « déficient » dans une matière ou plusieurs n’a pas d’impact sur le déroulement de la scolarité. Les élèves ne sont pas forcés à participer aux cours de manière active (ils doivent cependant être en classe, et toutes les matières sont obligatoires, car les apprentissages sont supposés se compléter). Personne ne peut redoubler, ni sauter de classe. L’autorité du professeur doit se construire par l’exemple. Aussi les enseignants n’haussent-ils que très rarement la voix et n’ont pas recours aux punitions. Ils doivent créer une atmosphère propice à l’apprentissage par le biais de l’humour, la sympathie, la compréhension (des valeurs pas originales en théorie mais qui sont ici très clairement appliquées). La seule punition que dont j’ai entendu parler était de devoir faire un gâteau pour la classe…

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Cours sur les devinettes en CE1.

Apprentissage en contact direct avec l’environnement, la « vraie vie » et la nature

Si dans les petites classes le contact avec l’environnement et les autres se fait principalement par le biais du jeu en plein air et du jardinage, c’est dans les grandes classes que l’apprentissage de la « vraie vie » est poussé à son comble, non seulement par le biais des nombreuses activités manuelles évoquées plus haut, mais aussi grâce à des stages pratiques (sur un domaine agricole à 16 ans, puis en entreprise à 17 ans et enfin dans un établissement à but non-lucratif à 18 ans). A tous les âges, des travaux dans le champ et le jardin de l’école ont lieu, afin de rappeler le lien nécessaire entre l’Homme et la Terre, le besoin de respecter cette dernière.

Direction collégiale

Les 35 professeurs se réunissent une fois par semaine pour discuter de la direction pédagogique et administrative de l’école. Des groupes de travail préparent les réunions dans les différents domaines (relations avec les parents, avec les institutions, etc.). Il n’y a donc pas de directeur, et la présidence du conseil des professeurs change tous les ans.

Une même classe pendant 12 ans

Les élèves gardent les mêmes camarades de classe pendant toute leur scolarité, ce qui doit leur permettre d’évoluer en tant que communauté. Jusqu’à la huitième année, le professeur principal reste le même et enseigne les matières académiques pendant deux heures par jour au moins. Ce suivi doit permettre de mieux connaître les élèves, et d’ainsi mieux répondre à leurs difficultés. Lors de la première année, le professeur principal rend également visite à chaque famille afin de prendre connaissance du milieu dans lequel baigne l’enfant lors du temps extra-scolaire. Les élèves qui le souhaitent peuvent effectuer une dernière année de préparation à l’examen national du bac (ce que fait la quasi totalité des élèves). Contrairement aux autres élèves de la région de Nord-Rhin Westphalie, ils doivent passer six matières au lieu de quatre (règle régionale). Il n’y a pas de changement d’établissement entre le primaire et le secondaire (Oberstuffe), afin de garantir une continuité affective notamment.

Ecole privée sous contrat avec la région

L’école ne suit pas le curriculum de la région (en Allemagne se sont les parlements et gouvernements locaux qui prennent en charge les questions d’enseignement) mais est financée à 83% par la région. Les parents doivent donc payer une partie des frais de scolarité, mais cette dépense varie en fonction des revenus. En moyenne, cela représente 173 euros par mois par enfant. Les parents les plus riches payent ainsi une partie des coûts de scolarité des moins aisés.

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Vue sur le gymnase et le bâtiment central.

Apprentissage par « période »

Dans la pédagogie Waldorf, les apprentissages sont réalisés par « période » (sauf pour les langues vivantes). Ainsi, après avoir fait de la géographie pendant quatre semaines, les enfants passent-ils à la littérature, puis aux mathématiques, puis à la nutrition, à l’observation de la nature, etc. Ce qui doit permettre de se confronter en profondeur avec une thématique. Les cycles sont très importants pour les écoles Waldorf, pas seulement pour ces courtes périodes, mais de manière générale : à chaque âge correspondent des besoins particuliers, des phases de développement. Ainsi, lors de la troisième classe, les élèves sont censés commencer à se distancier du monde environnant, et à le regarder avec leurs propres yeux. C’est pourquoi c’est à cet âge qu’ils commencent à suivre des cours d’observation de la nature, à utiliser des éléments naturels, tels que le bois, pour construire des abris par exemple. De même, les couleurs des classes évoluent en fonction des âges : plus les enfants grandissent, plus les couleurs des murs passent du chaud (rouge, orange, jaune, beige) au froid (vert, bleu), supposées correspondre au développement progressif de la rationalité.

Un enseignement imagé et vivant

Ce qui frappe, dans les classes, et principalement les petites classes, c’est la manière dont les apprentissages sont réalisés : l’apprentissage des lettres de l’alphabet par exemple est fait par le biais de chansons pour chaque lettre, reprenant les sons correspondant à la lettre, et évoquant sa forme (pour le « i », c’est un personnage, le doigt levé vers le ciel). Pareil pour les chiffres. Et les enfants écrivent au crayon de couleur afin de rendre leur cahier plus beau. Aux murs sont affichés des images différentes selon les âges : héros de contes la première année, saints bibliques la seconde, héros germains la troisième, puis dieux égyptiens et perses, explorateurs, scientifiques, et autres grands hommes (ce sont surtout des hommes) se succèdent, comme figurent inspirantes.

L’enseignement est rendu le plus vivant possible par le biais des chansons et poèmes récités en mouvement lors de la première partie de la journée jusqu’à la huitième classe. Tous les textes écrits par les élèves sont illustrés ensuite (le plus souvent c’est un devoir à faire à la maison).

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Une devinette.

Le professeur comme « porte sur le monde »

Dans les petites classes, c’est le professeur qui doit servir de « porte sur le monde ». L’usage de manuels scolaires ou de d’autres médias tels qu’internet est rejeté car considéré comme pas assez personnel, réel, ne correspondant pas au besoin de lien social et affectif des jeunes. Le professeur a pour rôles de rassurer et d’orienter les enfants, de s’assurer de leur bien-être. Il peut, en lien avec la famille, demander à un/une thérapeute de prendre en charge l’enfant pendant quelques heures par semaines pour travailler sur son comportement, sa posture.

Projets

Les élèves peuvent mener des grands projets, qui, au sein de l’école de Cologne, consistent à monter une pièce de théâtre intégralement, ou encore à créer une entreprise de fabrication d’objets en bois et à les vendre où les donner (l’année précédente, les élèves ont fait don des jouets à une association).

Deux langues vivantes dès la première classe

A Cologne, les élèves commencent à apprendre l’Anglais et le Russe dès sept ans. Le cours passe progressivement du ludique (à grand renfort de chansons et jeux de rôle) à des cours plus classiques dans les grandes classes. Le but n’est pas, surtout dans les petites classes, que les élèves soient parfaitement trilingues, mais qu’ils puissent avoir l’oreille exercée à des langues très différentes l’une de l’autre (d’où le choix du russe dans cette école). L’apprentissage de ces langues doit permettre de prendre conscience des spécificités de la langue allemande, d’élargir son horizon, car chaque langue exprime la « réalité » de manière différente. A Fribourg en revanche les langues étudiées étaient l’Anglais et le Français, ce qui pour moi fait moins de sens au vu de l’idée évoquée plus haut.

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Fabrication d’un arc en menuiserie en 4ème.

 

Une journée type à l’école Waldorf libre de Cologne :

Après cet exposé assez général, qui vaut pour la plupart des écoles Waldorf, je souhaite partager une journée type avec la deuxième classe.

En arrivant devant l’école, je suis surpris par sa taille, et surtout celle du terrain adjacent. Les classes sont disposées en cercle autour de « l’Oasis », des arbres disposés autour d’un bassin. Toutes les classes sont de forme ovale, les murs peints de couleurs pastelles. De grandes fenêtres donnent sur l’extérieur. Les plafonds et le sol sont en bois. Très peu de choses sont affichées aux murs. C’est extrêmement sobre. Quelques bouquets de fleurs sauvages sont disposés dans la classe. Ca a un petit air d’utopie vieillotte. Le professeur a dessiné sur une partie du tableau une grande fresque dépeignant un paysage rural.

En entrant dans les classes, les élèves serrent tous la main du professeur principal, Monsieur Schleheck, la soixantaine, petit, très doux et souriant. Je suis très étonné par nombre d’élèves dans la classe : 36 ! J’aurais pensé que toute école alternative s’efforçait de faire des petits groupes.

« Le groupe est séparé en deux après les deux premières heures de « cours principal » (Hauptunterricht, lors duquel la plupart des matières académiques sont étudiés par période), et puis ce grand groupe permet de favoriser la création d’une communauté avec toute sa diversité. »

Je ne peux m’empêcher de penser que visiblement, la diversité n’est pas une diversité des origines et milieux sociaux. Clairement, personne dans la classe ne vient du quartier de Chorweiler. Que des petites têtes blondes. Mais c’est aussi dû au fait que les écoles Waldorf ne sont pas forcément bien vues en dehors des cercles bobo-écolos en Allemagne, et pas connues du tout par une large frange de la population. Ce que connaissent la plupart des gens, c’est « dans les écoles Waldorf, on danse son prénom. » Ce qui pour beaucoup résume leur désintérêt pour une école où on n’apprendrait pas (pourtant, le taux d’obtention du baccalauréat est légèrement supérieur à la moyenne nationale dans les écoles Waldorf).

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Danse du matin en CE1.

Le professeur commence par demander aux élèves s’ils ont remarqué dans la nature le changement de saison (on vient de passer de l’été à l’automne), il a apporté des feuilles rougies, des marrons. Des enfants répondent en levant la main, en respectant bien la parole des uns et des autres.

Pendant les premières trente minutes, les enfants effectuent des petites danses, en chaussons et en chantant, pour remercier la nature de sa beauté. Ils finissent même par un jeu qui consiste à monter sur les tables et à rejoindre sa place au signal, sans toucher les autres. Ca marche très bien, les enfants sont tous de retour à leur table pour les événements qui suivent : aujourd’hui c’est l’anniversaire de deux élèves, et un groupe de dix enfants vient leur souhaiter bon anniversaire en chansons et danses devant le reste de la classe, avant de les congratuler d’une poignée de main.

C’est très bien, J., il y a quelques erreurs d’orthographe, mais ce n’est pas grave, ces devoirs sont fait pour justement voir ses erreurs et s’améliorer

Puis, le travail d’écriture peut commencer : J. est appelé au tableau pour présenter les noms d’animaux qu’il a écrits chez lui. « C’est très bien, J., il y a quelques erreurs d’orthographe, mais ce n’est pas grave, ces devoirs sont fait pour justement voir ses erreurs et s’améliorer, tu peux aller t’assoir maintenant.»

Pendant les dernières semaines, les enfants ont travaillé sur les devinettes, et aujourd’hui chacun peut venir présenter la sienne à la classe. Monsieur Schleheck fini sur une devinette : « qui est-ce qui mange toujours avec deux cuillères ? », après plusieurs tentatives de réponses infructueuses mais originales, S. ouvre le tableau et laisse apparaître le dessin à la craie d’un lièvre. « Haaaaaa » de toute la classe. S’ensuit la copie aux crayons de couleurs de la devinette et le début de l’illustration de celle-ci, à l’aide de l’exemple (modèle ?) au tableau. S. fait beaucoup de compliments, aident ceux qui le lui demandent. Un enfant fait un dessin morbide. Le professeur lui demande de faire « quelque chose de beau. »

Il n’y pas le principe de laïcité en Allemagne, et après tout il est important que tous connaissent l’importance des religions chrétiennes dans la construction de ce pays

A 9h30, chacun sort son petit déjeuner : c’est à l’allemande, donc copieux : bretzels au saucisson, raisins, yaourt, barres de céréales, et même poivrons et concombres pour certains. Après avoir préalablement réciter une chanson de remerciement à la nature et à Dieu pour cette nourriture, les enfants mangent très calmement pendant que Monsieur Schleheck conte une histoire de saint (c’est l’époque des saints bibliques). L’école n’est pas attachée à une religion en particulier, des cours de différentes religions chrétiennes (catholiques, protestants, etc.) sont dispensés « il n’y pas le principe de laïcité en Allemagne, et après tout il est important que tous connaissent l’importance des religions chrétiennes dans la construction de ce pays », me dira plus tard une enseignante. Les enfants dont c’est l’anniversaire ont apportés des gâteaux faits avec leurs parents, pour chaque enfant de la classe.

Une enfant a oublié d’apporter son petit-déjeuner. Monsieur Schleheck : « qui veut partager avec elle ? » Plusieurs enfants lèvent la main et lui donnent un bout de leur repas.

Avant d’aller en récréation, les enfants chantent une chanson d’au revoir au professeur, et il leur répond en chantant aussi. Ils serrent à nouveau la main du professeur en sortant, puis partent en courant dans le parc (on ne peut pas parler de cour de récréation vu le terrain : sur plusieurs hectares s’étalent de nombreux recoins : agora en pierre, jardin potager, terrain de basket, petit terrain de foot en terre battue, tables de ping-pong, terrain de beach-volley, et de nombreuses installations en bois et filets très appréciées pour l’escalade. C’est très boisé.)

Puis vient le cours de religion. Les classes 2 et 3 sont mélangées du coup. L’enseignante, Madame Fischer, parle d’une voix extrêmement douce. Après avoir allumé des bougies sur le bureau, elle mène une prière puis une chanson (comme à chaque début de cours, la chanson correspondant au cours en question). Elle lit ensuite l’histoire d’un moine auquel a été donné le droit de voir le paradis. Elle a un petit côté père castor, avec ses lunettes au bout du nez et son ton posé. Suivent ensuite des questions sur l’histoire, et la plupart des élèves participent, en respectant la parole de chacun, sans s’interrompre du tout. Puis elle propose aux enfants de finir en illustrant l’histoire. Les enfants ne se précipitent pas pour sortir dans la cours quand vient l’heure, ils tiennent absolument à terminer leur dessin !

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Vue sur une partie du jardin, le terrain de basket et le gymnase.

La moitié de la classe est ensuite en cours de sport avec Monsieur Schleheck, l’autre en couture.

Le professeur installe un parcours en hauteur avec l’aide des enfants, et tous sont très agiles, n’ont aucunement peur de marcher sur la poutre à 1,70 mètres de hauteur, même lorsqu’il s’agit d’y aller à reculons ! Une seule fille n’y parvient pas facilement, et c’est la seule qui vient d’arriver à l’école. Tous les autres ont effectué leur première année d’école à la Freie Waldorfschule Köln. Le contraste en termes d’agilité est donc très impressionnant ! Soudain l’alarme incendie sonne, tous doivent sortir se rassembler sur le terrain de basket. C’est très impressionnant de voir ces 460 élèves de toutes tailles s’aligner calmement.

Quelques mots maintenant à propos du cours de couture auquel j’ai assisté le lendemain, qui se déroulait avec l’autre moitié du groupe : Assis en cercle, les enfants commencent encore une fois par chanter une chanson, en bougeant leurs doigts pour s’échauffer avant de commencer le travail. Cette fois la prof, Madame Inges, est nettement moins douce que les autres enseignants que j’ai pu voir jusqu’alors, mais elle fait figure d’exception ! Les élèves s’agitent, discutent, elle hausse le ton plusieurs fois, sans grand succès. Le travail du jour consiste à tricoter un coussin. Les enfants sont absolument tous capables de cela, sans difficulté. L’une d’entre eux propose de me montrer comment il faut faire, mais j’ai du mal. Un autre dit à son voisin qu’il est trop lent. Réponse de Madame Inges, représentative de la mentalité dans l’école : « c’est pas du tout important d’aller vite, chacun à son rythme ! »

C’est pas du tout important d’aller vite, chacun à son rythme !

Et la journée d’école prend donc fin à midi pour les petites classes ! Et entre deux heures et quatre heures pour les grands.

Moins de la moitié de la classe reste au centre de loisirs, jusqu’à 16h ou 17h. Le bâtiment du centre, une grande cabane en bois, est très cosy (« gemütlich » en allemand). Les enfants sont totalement libres dans leur choix d’activité : un groupe de fille confectionne des petits livres à une table tandis qu’un garçon tricote ce qui sera un petit monstre. Dehors, des enfants jouent partout dans le parc. Une éducatrice est chargée de les superviser mais reste sur le terrain de foot, où se trouve la moitié des enfants. Impossible de surveiller tout le parc ! Des filles grimpent aux arbres, d’autres cherchent des vers de terre… Après avoir mangé avec les éducatrices en petits groupes (c’est vraiment très bucolique comme ambiance, on dirait une grande famille), les enfants partent faire leurs devoirs en classe. Ils peuvent reprendre leurs jeux quand ils ont fini (pas plus de trente minutes). Des éducatrices proposent des activités cuisine ou bricolage à ceux qui le souhaitent. En fait c’est un peu le contraire de ce qui se passe le matin, où les enfants font tous en même temps la même chose. L’après-midi est beaucoup plus libre, et je vois que ça n’empêche pas les enfants de réaliser beaucoup d’apprentissages !

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Vue sur une partie du jardin de l’école à Fribourg.

La « conférence des professeurs »: anti-nouvelles technologies!

Il s’agit là de l’organe décisionnel de l’école, regroupant tous les profs en cercle dans une salle spécialement dédiée, devant une grande bibliothèque en bois sombre. Des fleurs sauvages sont disposées au centre de la salle, entourées de bougies. Il n’y a pas de chef mais un trois responsables de l’organisation de la conférence, qui changent tous les ans. Ils sont responsables entre autres de la distribution de la parole entre les professeurs lors de l’assemblée. De nombreux professeurs s’expriment très peu, et avalisent toutes les décisions. Aujourd’hui le thème est particulièrement clivant : il s’agit de l’introduction des technologies de l’information et de la communication (ordi, internet, etc.) dans l’école avant le lycée (totalement inexistants pour l’instant! Il n’y a même pas d’ordinateurs pour faire du traitement de texte !).

Les élèves utilisent les technologies chez eux de toute façon, alors autant les former à bien les utiliser !

S’opposent les partisans du pragmatisme (« les élèves les utilisent chez eux de toute façon, alors autant les former à bien les utiliser ! ») et ceux de l’idéalisme (« justement, l’école doit rester un lieu préservé de ces médias, où les enfants peuvent avoir un contact avec le monde réel ! »). Impossible d’obtenir un consensus (l’autre débat et de savoir s’il faut former aux TIC à partir de 12 ou 14 ans).

Justement, l’école doit rester un lieu préservé de ces médias, où les enfants peuvent avoir un contact avec le monde réel !

La décision finale est la suivante : Les professeurs doivent autant que possible s’abstenir de donner des thèmes de recherches où les élèves pourraient utiliser internet pour obtenir des réponses, et se concentrer sur des choses très concrètes (des enquêtes de terrain par exemple). D’autre part une commission est chargée de faire une proposition de formation à l’usage d’internet dans la recherche d’information. Bref le changement n’est pas pour tout de suite. Et il s’agit encore moins pour les profs d’utiliser les technologies eux-mêmes pour transmettre des savoirs (comme cela se pratique en Finlande ou Norvège, voir les articles correspondants) !

Entretien avec une lycéenne en dernière année :

« Je suis super contente d’avoir été à l’école ici. On a pas la pression des notes, et si tu es plus lent, que tu as besoin de plus de temps, c’est pas grave. Et je trouve ça génial qu’on ait la possibilité entre les matières « sérieuses » de déconnecter un peu avec l’Eurythmie (la danse) ou les travaux manuels et l’art.

Si j’ai des enfants, je les enverrai certainement dans une école Waldorf, même si beaucoup de gens ont des préjugés contre cette école. Pour moi qui l’ai vécu, c’est bien mieux que n’importe quelle école d’Etat.

Après le bac, je ne sais pas exactement ce que je veux étudier. Le sport ou la philo, ça serait bien de combiner les deux (c’est possible en Allemagne, ndla). En tout cas je partirai un an à l’étranger !

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Musique de chambre en CM1 à Fribourg.

Entretien avec un camarade de classe, cigarette au bec, casquette sur la tête, l’air un peu blasé :

« Il y a seulement cinq élèves de notre classe qui ont décidé de ne pas passer le bac général cette année (sur 36), et dans la promotion précédente tous ceux qui l’ont passé l’ont eu, donc je m’inquiète pas trop. Moi l’an prochain je ferai un apprentissage et je verrai ensuite si j’ai encore envie d’étudier après (un parcours pas inhabituel pour un allemand, ndla). »

Impressions particulières issues de mes observations à l’école Waldorf de Fribourg :

Si en petite classe les élèves sont attentifs et travaillent, plus ils grandissent, plus le nombre de ceux qui décrochent augmente. En cours de Français, quel que soit le professeur, la moitié au moins des étudiants ne faisait rien. Et avait un niveau extrêmement mauvais. Mais pas pire que ce que j’ai pu voir après en Finlande ou Norvège, donc c’est peut-être à relativiser. Dans toutes les matières, hormis en Allemand, où le professeur était particulièrement haut en couleurs, de nombreux élèves décrochaient : dormaient, dessinaient… En revanche ils ne perturbaient que rarement le cours. Dans les cours académiques, n’y avait pas là de grande différence avec ce que j’ai pu vivre dans mon lycée, hormis l’absence de relevé de note (mais tout de même des tests notés réguliers) et la chanson du début de cours (les élèves n’étant d’ailleurs plus du tout motivés pour chanter, contrairement aux petites classes. Il s’agissait bien plus d’un grognement.)

J’ai pu assister également à cinq cours d’Euryhtmie, avec deux enseignants différents, tous deux avec plus de 10 ans d’expérience. Développée entre 1911 et 1925 , il s’agit d’un art expressionniste, une langue gestuelle, visant à exprimer avec le corps tout entier tout ce qui peut être ordinairement évoqué et transmis par la parole. Steiner a élaboré un grand nombre de formes d’eurythmie, des plus simples aux plus complexes, pour des poèmes ou des morceaux de musique. J’avoue que j’ai un peu du mal à voir en quoi cela se différencie des autres danses, qui elles aussi ont pour but de transposer par la gestuelle ce que l’on pourrait exprimer avec des mots. Je vous mets une vidéo pour que vous puissiez avoir une impression de ce à quoi ça ressemble. Les mouvements, simples, sont réalisables par tous. Ce n’est pas très physique. En revanche la coordination entre les différents participants requiert plus de technique.

L’eurythmie est obligatoire pour tout le monde mais ça n’intéresse presque personne passé 12 ans. Du coup le cours est très bruyant, l’enseignant doit faire beaucoup de discipline, et la composition finale est assez médiocre (à l’exception d’une classe assez motivée d’élèves de 15 ans).

 

Bilan personnel sur la pédagogie Waldorf 

Je trouve excellente l’approche « tête, main, cœur », l’idée qu’il faut proposer des activités les plus diverses possibles aux enfants, et les plus proches de la réalité possible (jardinage, menuiserie, stages, etc.) Je n’ai retrouvé une telle diversité des activités proposées dans aucune autre école.

De même je trouve l’approche douce et flexible attirante. Il n’y a pas de violence verbale ni physique dans ces écoles, ni de la part des profs ni de la part des élèves.

La responsabilisation des élèves qui peuvent monter des projets seuls ; l’absence de barrière au parc de l’école ; la possibilité de monter aux arbres (qui ont été vérifiés comme étant solides auparavant, tout de même), cela me semble bien pour contribuer à l’esprit entreprenant de l’enfant.

De même pour la direction collégiale de l’établissement, l’apprentissage de deux langues vivantes dès le plus jeune âge, l’apprentissage par « périodes » (quoique), l’absence de note ou de redoublement et la continuité du groupe classe dans le temps.

En revanche je trouve l’approche trop directive et elle n’est absolument pas différenciée : aucune matière n’est optionnelle. Les élèves n’ont aucune possibilité de choisir leur travail, même en travaux manuels (en arts, tous font la même peinture, avec les mêmes couleurs ; en métallurgie, tous font un clou en même temps ; en allemand, tous écrivent la même lettre en même temps, font la même illustration…) ce qui ne favorise pas la créativité, et encore moins le fameux respect du rythme de chacun. Pas possible d’aller plus vite, de se dépasser, ou de vraiment prendre son temps. Il est même impossible de continuer à travailler dans une matière que l’on a particulièrement aimée, à cause de ces fameuses périodes et des cycles d’âges (le travail de la terre correspond à un certain âge, celui des métaux à un autre, etc.)

La grande taille des groupes me semble absurde, elle ne permet pas du tout de prendre du temps avec chaque enfant et force parfois l’enseignant à faire de la discipline (tout en gardant une voix douce. Pas aisé !). Cela ne favorise pas non plus la prise de parole. Et certains adolescents allaient très visiblement mal, n’étaient pas du tout intégrés au reste de la classe, sans pour autant que les profs ne prennent de temps pour tenter quoi que ce soit avec eux pour améliorer leur quotidien. De même pour les enfants en difficultés scolaires : rien n’est mis en place pour les soutenir s’ils souhaiteraient tout de même s’améliorer, retrouver confiance.

En tous cas je ne peux ignorer que les enseignants rencontrés étaient très heureux de travailler dans l’école, et qu’il en allait de même pour les jeunes enfants (nettement plus divisés pour les plus grands, certains ayant voulu plus de discipline voire même de pression pour préparer le bac.) Les élèves étaient également en grande majorité très vifs et matures, comparés à d’autres écoles que j’ai visitées par las suite. Et le climat de classe entre les élèves était plutôt bon, si l’on fait abstraction des personnes qui étaient refermées sur elles-mêmes (sans pour autant apparemment être harcelées, au moins…)

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Tente sous laquelle les élèves peuvent tailler la pierre.